"L’adieu des oies sauvages" - nouvelle extraite du livre
Je dévale quatre à quatre les escaliers du studio de gym et referme derrière moi la lourde porte de
l’immeuble. Une fois sur le trottoir, je sors discrètement un papier de mon sac et je biffe : Pilates. Le
soulagement est immédiat.
Comme d’autres prennent une bouffée de cigarette, moi, je coche des listes, des listes de tout.Quand j’étais petite, j’appelais ça mes « pense-tête », ce qui amusait beaucoup mes parents. À
l’époque, ils prenaient ça pour un toc de gamine, puis, quand j’ai grandi, pour une charmante lubie
d’adolescente. Mais c’était bien plus important à mes yeux. Plus vital. Tenir des listes était pour moi le
seul moyen d’être rassurée, de ne pas me perdre, de ne pas m’oublier.
Au fil du temps, le toc a pris de plus en plus de place dans ma vie. Les listes se sont allongées,
organisées par thèmes et par heures, avec des groupes, des sous-groupes et une logique toute
personnelle... Je n’ai pas encore vingt-cinq ans, mais mon agenda ressemble déjà à celui d’un
ministre, sauf que je ne gère pas les affaires de l’état, c’est tout.
Je détache mon antivol et j’enfourche mon vélo. Cadeau d’anniversaire de mes vingt ans. La réplique
exacte de celui que mes parents m’avaient rapporté de l’un de leurs voyages, quand j’avais six ans.
Blanc, étincelant, sublime. Je passe la moitié de ma vie dessus, entre ciel et terre. Faire du vélo me
rend légère. C’est reposant. Sans contraintes, sans délais, sans listes. Les paysages filent et moi je
survole.
J’arrive essoufflée chez Elias. Il m’accueille en souriant. Serein, comme à son habitude. Je ne sais pas
comment il se débrouille pour me mettre à l’aise, mais avec lui je me sens tranquille. Il semble
apprécier mes silences, les savourer même. Moi ça me va parfaitement. On passe des moments
délicieux ensemble, à cuisiner, regarder des films, lire...
Elias a préparé une salade et des blinis. Il a aussi débouché une bouteille de « Chasse spleen »,
j’adore! Je l’écoute distraitement, pendant qu’il me raconte sa journée au Consulat, frémissant à
chaque fois que son accent charmant trébuche sur un mot, admirant tantôt sa jolie bouche, tantôt ses
yeux clairs, je m’enivre. Une autre gorgée de vin et, soudain, je m’étouffe. Panique ! Elias me tape
dans le dos, ce qui ne sert à rien, mais je ne peux pas lui dire, trop occupée que je suis à reprendre mon
souffle. Tandis qu’il me prépare une tisane apaisante, une autre de ses spécialités adorables, je respire
doucement, les yeux dans le vague, un peu ivre. Je tangue. Mon regard s’arrête au hasard sur la
tranche d’un livre dans la bibliothèque : « Nils Holgersson ».
- C’EST PAS VRAI !
Elias sursaute.
- Qu’est ce qui se passe Suzie, tout va bien ?Je tente de lui répondre, interrompue par une nouvelle crise de toux.
- Nils ... Hol...gersson...
Je tends mon doigt vers la bibliothèque.
- C’est ça qui t’a fait crier Suzie ?! « Nils Holgersson ». C’est un livre de mon enfance, en
Suède c’est un conte très connu.
Je l’écoute à peine, submergée soudain par une vague de souvenirs oubliés depuis longtemps. Le genre de vague qui vous réveille alors que vous étiez endormie sur le sable. Une vague glacée qui vous gifle
par surprise et se retire aussi vite qu’elle est arrivée. Alors, pour ne pas boire la tasse, ou peut-être,
pour ne pas me laisser entraîner par le courant, je commence à raconter à Elias, comme ça me vient. Et
mes mots sont autant de minuscules bulles d’air qui remontent pour éclater à la surface, les unes après
les autres...
Petite, mes parents s’absentaient souvent pour leurs affaires, parfois plusieurs semaines d’affilée. Ils
me confiaient à une nourrice, une femme très bien. Je grandissais auprès de ses enfants qui étaient
comme des frères et des sœurs pour moi. Le temps passait vite. Chaque semaine, nous regardions « Nils Holgersson ». J’étais totalement fascinée par le jeune héros, Nils qui voyageait à travers le
monde sur le dos d’une oie sauvage. La veille du jour de mes six ans, mes parents sont rentrés d’Australie. Leur voyage avait duré plus de
deux mois et j’étais folle de joie de les retrouver. Mais tandis que ma mère me couvrait de baisers, je
me sentais à la fois heureuse et terriblement coupable. Car c’est précisément ce jour-là que le tout
dernier épisode de « Nils Holgersson » passait à la télévision. Le jeune garçon venait juste d’être
abandonné par ses amies les oies et demeurait à présent seul sur une île déserte. Reviendraient-elles le
chercher ? J’attendais le dénouement final avec beaucoup d’impatience, voire d’inquiétude. Comment
l’expliquer à mes parents : si souriants, tout bronzés et les bras chargés de cadeaux ? Comment leur
dire que je ne pensais qu’à une chose : regarder la télé ! Pourtant je n’ai rien dit. Toute la soirée, j’ai
tenu ma langue, abandonnant à contrecœur le pauvre Nils, seul sur son île.
Cette nuit-là j’ai eu beaucoup de fièvre. Ma mère est restée à mon chevet et m’a parlé jusqu’à ce que
je me rendorme. Elle m’a dit qu’elle et mon père en avaient terminé de leurs voyages, que c’est leur
nouvel associé qui s’en chargerait et que désormais nous resterions ensemble à la maison. J’ai fini par
me rendormir dans ses bras, apaisée.
Le lendemain, j’étais en pleine forme quand mes parents m’ont offert un merveilleux petit vélo blanc,
celui dont j’ai la réplique aujourd’hui. Je me suis mise en selle et, petit à petit, j’ai réappris à vivre
auprès d’eux, sans jamais repenser à l’épisode « Nils Holgersson ».
Je me tais, prenant conscience d’avoir parlé bien plus qu’à mon habitude. Un peu gênée j’attrape mon
verre de vin et je le bois cul-sec.
- Et bien ! me fait Elias .
- Quoi ?
- T’es une grande bavarde finalement !
- Très drôle !
J’attrape un coussin que je lui balance. Il réplique aussitôt. Des plumes s’échappent de son oreiller et
volent au-dessus du lit. En m’enlaçant, Elias fait une remarque à propos du romantisme des femmes
françaises. Je n’y tiens plus. Je l’embrasse. Un peu plus tard il me dit:
- Il serait peut-être temps de le regarder, tu ne crois pas ?
- Quoi ?
- Le dernier épisode.
- Je ne lui réponds pas et je m’endors.
Le lendemain matin, Elias est déjà parti quand je me réveille. Il a allumé l’ordinateur à mon intention.
Cette fois c’est le moment. Je me prépare un café, puis fébrile, je tape sur le clavier « Nils Holgersson
». Le site du dessin animé s’affiche mais sans les vidéos. Je trouve par contre le résumé du dernier
épisode intitulé : « L’adieu des oies sauvages ». Ça devrait faire l’affaire. Le dénouement tient en
quelques mots qui expliquent que les oies sauvages sont bien revenues chercher Nils. C’est absurde
mais cette révélation me fait un bien fou. C’est comme si je pouvais enfin clore un chapitre de ma vie.
Le chapitre « Nils ».
Je quitte l’appartement sans rédiger aucune liste. C’est la première fois depuis des années que je n’ai
pas préparé mon emploi du temps. J’attrape mon vélo. J’ai besoin de vitesse, besoin d’air! Je pédale de
toutes mes forces pour rejoindre les quais. Au niveau de la place de la bourse, je quitte la piste
cyclable. Il est tôt, il n’y a encore personne dans les parages.
Mon vélo file silencieusement et fend le miroir d’eau en diagonale. Sous mes pneus, le reflet de l’eau
dessine une silhouette miroitante. Je crois voir un enfant agrippé au dos d’un animal géant : un oiseau,
un immense oiseau blanc !
Je me redresse pour faire demi-tour et je m’élance sur le bassin dans l’autre sens, mais quand je
regarde à nouveau vers le sol, l’oiseau blanc a disparu et mon double, mon Nils, s’est évaporé dans les
airs. C’est mon propre reflet qui semble voler à présent, dans un ciel presque blanc, traversé ça et là de
nuages translucides. Le vent souffle soudain plus fort. Je veux retenter une nouvelle traversée du
miroir. Je prends de l’élan, j’appuie de toutes mes forces sur le pédalier et je déploie mes ailes.