" (...) il ne suffit pas d’un mouvement, ni même d’un comportement, il faut un mauvais comportement [misbehavior], un écart, un pas de côté, une hésitation, une transgression, une forme d’étrangeté quidévie de toute logique. C’est seulement ainsi que l’objet arrive à dissimuler sa nature d’artefact, às’émanciper de sa dépendance, à devenir autre. Devenir un autre – qui fait face à l’humain, qui lui échappe, qui le défie." Emmanuele Quinz
Note d’intention
Repasser par les sensations
BAD BLOCK invite les humain·e·s à repasser par l’écoute de leurs sensations et à se laisser surprendre par la place que peut prendre dans cette expérience collective leur intériorité, leur intimité et leur imagination.
Des outils de relation et d’empathie, miroirs de nos humanités
Nos blocks ont été conçus au départ pour spatialiser le son et le manipuler à l’infini, ce qui en soi est déjà un chantier de recherche passionnant. Mais c’est lors de nos premiers laboratoires avec les publics que nous avons découvert à quel point ces petits objets sonores, en plus de leur potentiel poétique et de suggestion, s’imposaient comme des outils de relation, de partage et d’empathie. Au fil de nos expériences nous avons pu observer des humain·e·s expérimenter une relation inédite aux objets autonomes qui leur étaient confiés. Une expérience singulière résonant avec l’intimité́ et la personnalité́ de chacun, au milieu des expériences toutes aussi uniques des autres participant·e·s. De ces multiples expériences émerge une communauté vibrante, généreuse et forte d’émotions complexes.
À l’inverse de ce qu’on pourrait projeter sur ces objets technologiques, froids, impersonnels et clos sur eux-mêmes, les blocks stimulent fortement l’imagination. Ils sont comme de la peinture ou de la terre glaise : ils peuvent tout représenter. À la différence qu’ils n’imposent aucune image, les images naissent des projections et de l’imaginaire des participant·e·s. Au-delà de leur pouvoir de suggestion, les blocks sont des opérateurs de relation et d’ouverture à soi, aux autres, au monde. En dépit de leur apparence, ils se dotent d’une véritable personnalité et viennent nous solliciter à l’endroit de notre humanité.
Qu’est ce qui vient nous toucher dans ce théâtre des choses ? De quoi ces objets sont-ils chargés pour qu’une vie se manifeste en eux ? Pour que nous leur prêtions une autonomie et une intentionnalité, voire pour que nous nous attachions à eux ? Et qu’est-ce que tout cela dit de nous, humain·e·s ?
Un renversement de l’anthopocentrisme
Dans l’introduction de son essai intitulé « Le comportement des choses » (2021), Emanuele Quinz aborde la question du renversement des perspectives qu’induit la représentation d’«un monde habité par d’autres sujets que les humains.» :
« Par moments, [l’objet] nous fait oublier son statut, il suggère d’autres possibilités. À défaut d’y croire, on commence à douter : un objet inanimé peut-il, à certaines conditions, s’animer ? Ses mouvements peuvent-ils, à certaines conditions, devenir des comportements ? En d’autres termes, l’artifice peut-il, à certaines conditions, devenir nature ? Toutes ces questions nous forcent à un renversement de perspective. C’est précisément ce qui est en jeu dans ces écosystèmes complexes où le vivant et la technologie s’entremêlent dans des relations de résonance, de similitude, d’interdépendance et où il devient difficile de comprendre l’enchaînement des causes et des effets : un renversement subtil mais radical de l’anthropocentrisme. En interrogeant le comportement de choses, il s’agit d’envisager comment les choses nous interrogent »
BAD BLOCK s’inscrit dans cette recherche qui tend à créer un renversement des perspectives dans lequelles l’humain n’est plus au centre du monde et des attentions. En se décentrant, il permet un déplacement des regards vers tout ce qu’il y a de vivant et de sensible dans ce qui nous entoure. Avec ce changement de perspective, l’humain est replacé dans un monde infiniment plus vaste, où il s’agit de faire communauté avec une assemblée élargie d’êtres et de choses, humaines et non- humaines. Un monde profondément animé.
Objet à comportement
Les blocks entrent dans la catégorie des objets à comportement que définit Emanuele Quinz dans « Le Comportement des choses » :
« Les Objets à comportement sont plus que des machines ou des automates, car leurs mouvements sont interprétés comme des comportements, évoquant une forme d’autonomie, d’agentivité, d’intentionnalité. Ce sont des objets qui sont vus comme des sujets, des machines qui sont vues comme des êtres vivants .»
Concernant ce caractère « vivant » des objets, il précise :
« (...) il ne suffit pas d’un mouvement, ni même d’un comportement, il faut un mauvais comportement [misbehavior], un écart, un pas de côté, une hésitation, une transgression, une forme d’étrangeté qui dévie de toute logique. C’est seulement ainsi que l’objet arrive à dissimuler sa nature d’artefact, à s’émanciper de sa dépendance, à devenir autre. Devenir un autre – qui fait face à l’humain, qui lui échappe, qui le défie.»
Si le « Bad » de BAD BLOCK était au départ un clin d’œil à une version adulte et « dark » de notre travail avec les blocks, il est aujourd’hui plutôt justifié par cette idée d’émancipation et de transgression de l’objet qui, se comportant, fait objection à l’humain et son monde.
Garder le secret du « vivant »
Dans BAD BLOCK, les objets prennent peu à peu la parole, dialoguent avec leurs humain·e·s et glissent du statut d’objet à celui d’entités « vivantes ». Pour créer cet effet de vie, nous nous appuyons d’une part sur les principes de la convention théâtrale, et plus particulièrement du théâtre marionnettique et d’objets, dans lesquels le public choisit d’adhérer volontairement à cette « illusion », et d’autre part sur des trucages techniques. Concernant ces trucages, nous faisons le choix - tout comme dans la magie nouvelle ou le mentalisme - de maintenir le secret et de ne rien en divulguer pour préserver le plaisir du doute et du trouble et maintenir la surprise pour les futur·e·s participant·e·s.
Frissons SF
« Dans son plus bel accomplissement le genre SF conjugue une impitoyable logique avec une imagination effervescente. Et c’est ainsi qu’il fait se lever le désir d’un autre cadre de pensée, qu’il rappelle que ce monde où se sont concrétisés bien des dystopies n’est pas le seul possible. Qu’on peut bifurquer. Diverger. Qu’il n’y a pas de fatalité, et que déchirer les illusions est un préalable à l’invention d’autres valeurs, d’autres systèmes à imaginer...» Evelyne Pieiller - Le monde diplomatique - Manière de voir - «Science fiction, vivement demain ?»
BAD BLOCK ne traite pas a priori de thématiques telles que l’hybridité humain-machine, le transhumanisme, l’intelligence artificielle, la destruction ou la prise de pouvoir de la machine sur l’humain. Cela dit, nous assumons une certaine ambivalence dans le procédé puisque Bad Block joue des codes de la science-fiction et des films dits « de genre » dans le choix des climats qui se succèdent. En effet, en nous appuyant sur un socle culturel commun qui participe à la construction d’un imaginaire collectif, conscient ou non, nous cherchons à ce que le public puisse reconnaître des signes, des références - des repères en somme - lui permettant de recevoir tout ce qui sera plus abstrait et déroutant dans la proposition. Et dans la palette des émotions possibles, nous n’hésiterons probablement pas à le faire frissonner de peur ...
Le jeu
BAD BLOCK est une invitation à jouer, avec le dispositif et avec les autres, et à observer de ce que le jeu provoque, déclenche et appelle en soi. C’est aussi l’occasion de s’interroger sur ce que l’absence de jeu dit, en creux, de nos vies d’adultes.
Des spectacles comme des microcosmes
Dans notre travail, nous nous positionnons dans la volonté de cultiver une éthique de la relation, une réflexion sur le besoin d’être et d’agir ensemble, dans le partage et dans la joie. Nos spectacles et nos installations cherchent à créer de petits écosystèmes protégés, des temps suspendus, en proximité, où la rencontre peut avoir lieu et la pensée se déployer.