ENTRETIEN AVEC CÉLINE GARNAVAULT ET THOMAS SILLARD
Vous nous pitchez BAD BLOCK en 1 mn chrono ?
Bad block est une œuvre hors norme pour une petite communauté de spectateurs.ices. Une expérience hybride à chaque fois différente, mêlant arts sonores, arts de la marionnette, magie nouvelle, immersion, interactivité et théâtre. Le public entre dans un acousmonium, qui est un orchestre de haut-parleurs, et est invité à s’asseoir. Chacun.e se voit confier un block – que l’on peut définir comme une marionnette augmentée -, qui l’accompagnera durant tout le spectacle. De prime abord, il s’attend à assister à un concert d’objets sonores connectés.
Le spectacle débute par l’écoute d’une pièce sonore immersive diffusée par les 104 haut-parleurs présents, avec une spatialisation étonnante et dynamique qui plonge directement les spectateur.ices dans un univers cosmique. Peu à peu les spectacteurs.ices sont invités à manipuler les objets pour co-construire des paysages sonores et des parties musicales. Puis, les blocks commencent à prendre vie et à interagir entre eux. La frontière entre humain.es et objets devient de plus en plus poreuse quand les blocks se mettent à leur répondre et à prendre leur indépendance... La magie opère alors : par le jeu et l’écoute portée aux objets, de nouvelles relations se tissent entre les spectacteur.ices et les blocks !
C’est à la fois déroutant – car on a du mal à comprendre comment tout cela fonctionne ! - et poétique. En douceur, sans jamais être forcé, le public et les objets se constituent progressivement en une petite assemblée : une communauté joyeuse et attentive dont les échanges durent souvent bien après le temps du spectacle !
BAD BLOCK , pourquoi ce titre ?
Car c’est le nom des objets que nous avons créés. Ce terme renvoie à diverses choses, selon le sens que l’on veut leur donner : des pièces de jeu de construction, des cubes, des parties d’un tout...
BAD, car ce qui nous passionne dans nos recherches, c’est travailler la relation à ce que l’essayiste Emanuele Quinz appelle des « objets à comportement ». Ce sont des objets à qui on prête une vie, une autonomie, et qui sont d’autant plus vivants quand ils résistent, agissent d’une façon inattendue, nous défient et nous mettent en jeu de façon tantôt burlesque, tantôt troublante.
Par exemple, l’ordinateur central HAL 9000 qui ne veut pas être éteint dans « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick Ou encore le micro et la chaise qui résistent dans les court-métrages de Norman McLaren « Il était une chaise » - 1947 et « Discours de Bienvenue de Norman McLaren » - 1964. Ou bien le tuyau ondulant dans « Mon oncle » de Jacques Tati ainsi que le pneu dans « rubber » de Quentin Dupieu.
En quoi ce spectacle est-il unique en France ?
Nous avons inventé un dispositif totalement inédit, qui permet de piloter simultanément une centaine d’objets sonores et lumineux autonomes sans fil, permettant à la fois de multi-diffuser le son, de le visualiser en dessinant ses mouvements dans l’espace grâce aux lumières synchrones des objets, mais aussi de le tenir concrètement dans ses mains et d’agir sur lui en direct, que l’on soit artiste ou public. C’est en cela une vraie prouesse technique.
Nous développons ce nouveau langage scénique dramaturgique, technologique mais aussi marionnettique, magique et résolument théâtral et artisanal, sans aucune intelligence artificielle pour générer les interactions. Nous posons un cadre, avec une écriture et des règles du jeu, mais chaque expérience sera différente car nous improvisons en live avec les publics.
Sur les 104 blocks du dispositif, il faut tout de même imaginer que 50 sont de véritables personnages qui échangeront en direct et de façon indépendante entre eux mais aussi avec un.e spectateur.ice différent à chaque représentation ! À la technologie se mêlent des astuces et artifices magiques que nous ne dévoilerons pas pour garder une part de mystère...
Avec des objets techno-bricolés en scène peut-on encore parler de spectacle vivant ?
Avec une cinquantaine de spectacteur.ice.s qui prennent part au spectacle, un interprète au plateau qui mène le jeu et toute une équipe derrière, on est plus que jamais dans le spectacle vivant !
Les blocks sont effectivement des objets technologiques, mais ils sont surtout des outils, et ce que nous choisissons de créer avec ces outils c’est du dialogue, de l’émotion. Ces objets vont d’ailleurs nous mettre en relation, en connexion les un.es avec les autres et le spectacle comprend des temps d’échange et d’expression du public qui font partie intégrante de son écriture. Les échanges reprennent d’ailleurs souvent bien après le spectacle.
Et puis durant BAD BLOCK, on comprend très vite que le « vivant » n’est pas uniquement là où on l’imagine. À voir comment le public devient progressivement attentif à son block, précautionneux, surpris par ses réactions, réveillant sa capacité d’émerveillement et d’empathie, on a l’impression que ces objets prennent aussi leur part d’humanité.
L’auteur de SF et essayiste Alain Damasio parle de l’improbabilité comme singularité de la création humaine, qui se distingue de la création par la machine qui cherche chaque fois le terme le plus susceptible mathématiquement d’être utilisé. Et cela résonne fort avec BAD BLOCK, qui est un spectacle où certes, les objets/machines sont au centre, mais dans lequel nous faisons le choix d’inscrire l’intuition, l’aléatoire et l’intelligence collective - qui fonctionne par rebond des imaginaires les uns avec les autres - au cœur de l’expérience avec les publics.
Finalement, ce théâtre peuplé d’objets sonores techno-bricolés bouleverse nos référentiels habituels et notre rapport au spectacle et à la technologie et ouvre un espace de réflexion collective sur ces sujets. Et surtout, BAD BLOCK s’affranchit de la trame narrative habituelle : le spectacle tire un fil reliant chaque spectateur.ice plus d’une heure durant. Nous aussi, l’équipe derrière, ne savons pas toujours à l’avance ce qui va se produire à chaque nouvelle représentation !
Vous accordez une grande part à la recherche dans votre travail, combien de temps a nécéssité la création de BAD BLOCK ?
Il faut imaginer que nous fabriquons les blocks nous même de A à Z ! Notre premier laboratoire de recherche autour de ce projet a commencé en 2020, mais nous dirions que BAD BLOCK est le fruit de nos expérimentations depuis que nous nous sommes rencontrés tous les deux en 2016. Avant lui, les blocks ont déjà fait l’objet d’un spectacle (BLOCK), mais qui n’allait pas aussi loin dans les interactions et dans l’immersion.
Ce projet s’inclue aussi dans une collaboration au long cours avec une chercheuse française, Emma Mérabet, qui travaille sur la question des scènes « désanthropocentrées ». Nous collaborons également avec deux chercheuses outre-atlantique : l’artiste franco-canadienne Dinaïg Stall et la canadienne Julie Michèle Morin par l’intermédiaire du laboratoire FORMES qui vient de se créer à Montréal et qui étudie les procédés,relations et formes marionnettiques. Avec elles, nous menons un le travail de recherche : « À l’écoute des objets ».
Créer des écosystèmes peuplés d’objets sonores vivants et d’humains, mettre au centre de nos projets la relation, l’empathie, l’écoute pour inventer de nouvelles formes de collaboration, et pour expérimenter un théâtre de la résonance avective : c’est un précieux moteur pour imaginer nos spectacles de demain ! Dernière création en date de Thomas : « LA TÊTE », un tour de chant geek pour une machine mi-pneu mi-punk et ses 9 choristes robotiques qui sera en tournée la saison 25/26.
NOTE D'INTENTION
Repasser par les sensations
BAD BLOCK invite les humain·e·s à repasser par l’écoute de leurs sensations et à se laisser surprendre par la place que peut prendre dans cette expérience collective leur intériorité, leur intimité et leur imagination.
Des outils de relation et d’empathie, miroirs de nos humanités
Nos blocks ont été conçus au départ pour spatialiser le son et le manipuler à l’infini, ce qui en soi est déjà un chantier de recherche passionnant. Mais c’est lors de nos premiers laboratoires avec les publics que nous avons découvert à quel point ces petits objets sonores, en plus de leur potentiel poétique et de suggestion, s’imposaient comme des outils de relation, de partage et d’empathie. Au fil de nos expériences nous avons pu observer des humain·e·s expérimenter une relation inédite aux objets autonomes qui leur étaient confiés. Une expérience singulière résonant avec l’intimité́ et la personnalité́ de chacun, au milieu des expériences toutes aussi uniques des autres participant·e·s. De ces multiples expériences émerge une communauté vibrante, généreuse et forte d’émotions complexes.
À l’inverse de ce qu’on pourrait projeter sur ces objets technologiques, froids, impersonnels et clos sur eux-mêmes, les blocks stimulent fortement l’imagination. Ils sont comme de la peinture ou de la terre glaise : ils peuvent tout représenter. À la différence qu’ils n’imposent aucune image, les images naissent des projections et de l’imaginaire des participant·e·s. Au-delà de leur pouvoir de suggestion, les blocks sont des opérateurs de relation et d’ouverture à soi, aux autres, au monde. En dépit de leur apparence, ils se dotent d’une véritable personnalité et viennent nous solliciter à l’endroit de notre humanité.
Qu’est ce qui vient nous toucher dans ce théâtre des choses ? De quoi ces objets sont-ils chargés pour qu’une vie se manifeste en eux ? Pour que nous leur prêtions une autonomie et une intentionnalité, voire pour que nous nous attachions à eux ? Et qu’est-ce que tout cela dit de nous, humain·e·s ?
Un renversement de l’anthopocentrisme
Dans l’introduction de son essai intitulé « Le comportement des choses » (2021), Emanuele Quinz aborde la question du renversement des perspectives qu’induit la représentation d’«un monde habité par d’autres sujets que les humains.» :
« Par moments, [l’objet] nous fait oublier son statut, il suggère d’autres possibilités. À défaut d’y croire, on commence à douter : un objet inanimé peut-il, à certaines conditions, s’animer ? Ses mouvements peuvent-ils, à certaines conditions, devenir des comportements ? En d’autres termes, l’artifice peut-il, à certaines conditions, devenir nature ? Toutes ces questions nous forcent à un renversement de perspective. C’est précisément ce qui est en jeu dans ces écosystèmes complexes où le vivant et la technologie s’entremêlent dans des relations de résonance, de similitude, d’interdépendance et où il devient difficile de comprendre l’enchaînement des causes et des effets : un renversement subtil mais radical de l’anthropocentrisme. En interrogeant le comportement de choses, il s’agit d’envisager comment les choses nous interrogent »
BAD BLOCK s’inscrit dans cette recherche qui tend à créer un renversement des perspectives dans lequelles l’humain n’est plus au centre du monde et des attentions. En se décentrant, il permet un déplacement des regards vers tout ce qu’il y a de vivant et de sensible dans ce qui nous entoure. Avec ce changement de perspective, l’humain est replacé dans un monde infiniment plus vaste, où il s’agit de faire communauté avec une assemblée élargie d’êtres et de choses, humaines et non- humaines. Un monde profondément animé.
Objet à comportement
Les blocks entrent dans la catégorie des objets à comportement que définit Emanuele Quinz dans « Le Comportement des choses » :
« Les Objets à comportement sont plus que des machines ou des automates, car leurs mouvements sont interprétés comme des comportements, évoquant une forme d’autonomie, d’agentivité, d’intentionnalité. Ce sont des objets qui sont vus comme des sujets, des machines qui sont vues comme des êtres vivants .»
Concernant ce caractère « vivant » des objets, il précise :
« (...) il ne suffit pas d’un mouvement, ni même d’un comportement, il faut un mauvais comportement [misbehavior], un écart, un pas de côté, une hésitation, une transgression, une forme d’étrangeté qui dévie de toute logique. C’est seulement ainsi que l’objet arrive à dissimuler sa nature d’artefact, à s’émanciper de sa dépendance, à devenir autre. Devenir un autre – qui fait face à l’humain, qui lui échappe, qui le défie.»
Si le « Bad » de BAD BLOCK était au départ un clin d’œil à une version adulte et « dark » de notre travail avec les blocks, il est aujourd’hui plutôt justifié par cette idée d’émancipation et de transgression de l’objet qui, se comportant, fait objection à l’humain et son monde.
Garder le secret du « vivant »
Dans BAD BLOCK, les objets prennent peu à peu la parole, dialoguent avec leurs humain·e·s et glissent du statut d’objet à celui d’entités « vivantes ». Pour créer cet effet de vie, nous nous appuyons d’une part sur les principes de la convention théâtrale, et plus particulièrement du théâtre marionnettique et d’objets, dans lesquels le public choisit d’adhérer volontairement à cette « illusion », et d’autre part sur des trucages techniques. Concernant ces trucages, nous faisons le choix - tout comme dans la magie nouvelle ou le mentalisme - de maintenir le secret et de ne rien en divulguer pour préserver le plaisir du doute et du trouble et maintenir la surprise pour les futur·e·s participant·e·s.
Frissons SF
« Dans son plus bel accomplissement le genre SF conjugue une impitoyable logique avec une imagination effervescente. Et c’est ainsi qu’il fait se lever le désir d’un autre cadre de pensée, qu’il rappelle que ce monde où se sont concrétisés bien des dystopies n’est pas le seul possible. Qu’on peut bifurquer. Diverger. Qu’il n’y a pas de fatalité, et que déchirer les illusions est un préalable à l’invention d’autres valeurs, d’autres systèmes à imaginer...» Evelyne Pieiller - Le monde diplomatique - Manière de voir - «Science fiction, vivement demain ?»
BAD BLOCK ne traite pas a priori de thématiques telles que l’hybridité humain-machine, le transhumanisme, l’intelligence artificielle, la destruction ou la prise de pouvoir de la machine sur l’humain. Cela dit, nous assumons une certaine ambivalence dans le procédé puisque Bad Block joue des codes de la science-fiction et des films dits « de genre » dans le choix des climats qui se succèdent. En effet, en nous appuyant sur un socle culturel commun qui participe à la construction d’un imaginaire collectif, conscient ou non, nous cherchons à ce que le public puisse reconnaître des signes, des références - des repères en somme - lui permettant de recevoir tout ce qui sera plus abstrait et déroutant dans la proposition.
Le jeu
BAD BLOCK est une invitation à jouer, avec le dispositif et avec les autres, et à observer de ce que le jeu provoque, déclenche et appelle en soi.
Des spectacles comme des microcosmes
Dans notre travail, nous nous positionnons dans la volonté de cultiver une éthique de la relation, une réflexion sur le besoin d’être et d’agir ensemble, dans le partage et dans la joie. Nos spectacles et nos installations cherchent à créer de petits écosystèmes protégés, des temps suspendus, en proximité, où la rencontre peut avoir lieu et la pensée se déployer.